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Les rails du destin


Le loquet vient de claquer, la porte s’est fermée, c’est le grand jour. Eudes se met en marche, l’écho de ses pas résonne sur les façades. À cette heure, Paris est un village endormi. Il se sent comme un petit rouage de la ville, dans une heure, il enclenchera la grande mécanique. Il filera dans les entrailles de la cité.

Depuis tout petit, il en rêve : conduire la rame au bruit d’acier, sentir ses odeurs électriques, vibrer à ses trépidations métalliques, suivre les rails étincelants. Ses parents sont fiers de lui. Ils l’ont toujours encouragé, toujours accompagné. Il est heureux, pour lui, pour eux. Heureux de vivre tout simplement.

Marchant devant l’hôpital, il pense à cette femme qui l’a mis au monde et qu’il ne connaît pas. Il est né sous X. Ses parents ne savent pas qui elle est. Ils n’ont pas su et lui n’a jamais voulu savoir. Ce matin, il aimerait simplement la remercier de l’avoir fait naître, de lui avoir permis de vivre toutes ces joies.

Il est un peu en avance, le bistrot est ouvert. Il commande un café. En touillant son sucre, il pense à sa compagne, Josiane, qui dort sagement. « C’est drôle comme la vie est faite » se dit-il, « cette rencontre, c’est un signe du destin ».

Comme lui, Josiane est passionnée par son métier. Elle est instructrice. Ils ne pouvaient pas se manquer. Dès le premier cours ce fut une attirance limpide. Puis un rapprochement insaisissable, jusqu’au premier café pris ensemble ici. Il voulait approfondir un point de réglementation qu’il n’avait pas bien compris. Finalement, ils avaient débordés. Ils s’étaient retrouvés tous les jours sur ce zinc sous de fallacieux prétextes pour discuter de tout et de rien et puis subrepticement, naturellement, il s’est installé chez elle.

C’est l’heure ! Au dépôt, Alain, le chef de manœuvre est là :

- Alors, prêt ? Tu as le trac ?

- Oui un peu

- Normal, t’inquiète, tout va bien se passer.

Eudes se concentre, appliquer les consignes. Il inspecte le matériel, ne rien oublier. C’est son premier tour seul, alors il vérifie pour deux. Un signe à Alain, il est prêt, au poste de commande. Le signal passe au vert, il enclenche le rhéostat, la rame s’ébranle dans un chuintement feutré pour rejoindre le quai.

Ses premiers voyageurs embarquent, il ferme les portes et « c’est parti ». Les stations s’enchaînent, Eudes devient plus confiant, la tension baisse, pas l’attention. L’heure avance, la foule devient plus dense. Au début, des ouvriers, des employés qui commencent tôt, maintenant quelques cadres apparaissent. Les places assises sont plus rares, le peuple, debout sur les quais fait une haie d’honneur à la rame. À chaque entrée en station, surtout rester vigilant, ne toucher personne !

Soudain, un bruit sourd, surgissant des profondeurs du quai, une main, puis une masse frappent la cabine. Eudes comme un robot, appuie sur l’arrêt d’urgence. La rame s’immobilise. Le corps a disparu sous le train. C’est un silence de cathédrale, un quai de visages pétrifiés. Tremblant, Eudes descend sur la voie. Il n’y a plus rien à faire, une tête d’homme le contemple. Il a le souffle coupé. Il remonte hagard sur le quai « ce n’est pas possible, ce n’est pas possible ». Il enclenche la procédure : message radio, évacuation de la rame… Les minutes suivantes sont rythmées par des gestes machinaux appris pendant sa formation.

Il attend l’arrivée de la police, des pompiers et de ses supérieurs. Ces vingt minutes, lui semblent une éternité, il se sent seul au monde. Les pompiers constatent qu’il n’y a plus rien à faire pour le malheureux. Son supérieur, est blanc, lui aussi. Une heure après, l’interrogatoire de la police démarre.

- Connaissiez-vous cet homme ? D’après le portefeuille retrouvé intact dans son manteau, il s’appelle « Luc Antoine de la Barrière ».

Non, Eudes n’a jamais entendu parler de lui avant ce jour.

- Vous en êtes sûr ? Vraiment sûr ? Nous allons vérifier.

Il vient de tuer un inconnu, mais il éprouve une sensation étrange : celle d’être considéré comme un criminel.

La déposition est terminée. Paul peut entrer, conducteur lui aussi, il a déjà vécu cette expérience. Eudes lui raconte la scène, Paul tente de le réconforter. Eudes se sent coupable :

- Bien sûr, je ne suis pas responsable. Mais je suis quand même le pistolet qui est venu s’appuyer sur sa tempe.

Paul le raccompagne, Josiane l’attend. Elle l’enlace sans mot. Paul part « Si tu as besoin, appelle-moi ». Ils sont seuls. Eudes rumine :

- J’ai tué un homme

- Mais non, c’est la fatalité, tu n’as rien à te reprocher

- Les flics m’ont soûlés avec leurs questions ! « Connaissiez-vous cet homme ? ». Comme si je pouvais connaître ce Luc Antoine de la Barrière.

Josiane blêmit :

- comment dis-tu ?

- Luc Antoine de la Barrière, ils m’ont dit qu’il avait 46 ans, que c’était un ancien prêtre qui avait eu des ennuis avec la justice. Des histoires avec des enfants. Ils m’ont dit que c’était sans doute pour cela qu’il s’était jeté sous la rame.

- Oh mon Dieu ! Luc ! C’est pas possible ! C’est pas possible !

Josiane a chaud très chaud, elle suffoque et s’effondre sur le canapé. «  Que se passe-t-il ?, elle le connaissait ?  ». Eudes est fébrile, il court chercher un linge humide et tente de la réveiller. Elle ouvre les yeux. Elle lui chuchote :

- Cet homme, il me poursuit.

-Tu le connais ?

- Oui, il faisait partie de ma famille.

- Mais, je croyais que tu n’avais plus de famille

- Si, c’était mon oncle. Ma famille est catholique, très catholique. À treize ans, pour les grandes vacances, mes parents m’ont obligé à partir en camp scout avec lui. Il était séminariste à l’époque, et organisait le camp. Il disait que Jésus m’attendait, que je ne devais pas le décevoir. Je ne voulais pas partir mais impossible d’en parler avec mes parents. Trois mois après, ils se sont rendus compte que mon ventre était rond, j’attendais un enfant. Dans une famille catholique on n’avorte pas, ils m’ont fait accoucher sous X.

- Tu as un enfant !

- Oui, je suppose qu’il a été placé, je n’ai jamais cherché à le retrouver, sorti de mon ventre je l’ai à peine aperçu. À quatorze ans je n’étais qu’une gamine.

C’est Eudes qui a maintenant la tête qui tourne, son premier tour de métro, un suicide et maintenant l’enfant caché de sa compagne,

- Tu comprends pourquoi, à dix-huit ans j’ai décidé de ne plus avoir de famille.

Eudes est blême. Il réfléchit à voix haute.

- Mais tu as 36 ans ?

- Oui

- Et donc cet enfant, né sous X, il doit avoir 22 ans

- Oui

- Donc il a mon âge !

- Oh mon Dieu !


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wiki/experience/ecriture/les_rails_du_destin.txt · Dernière modification: 2024/04/18 17:16 (modification externe)