L'emploi, l'emploi, l'emploi !
C'est la grande justification du projet d'aménagement des 15 hectares de terres agricoles situées à Fournès (Gard), à la sortie 23 de l'autoroute A9.
Après avoir tenté sans succès d'imposer un “Village des marques”1) à nos concitoyens, les élus, obsédés par la création d'emplois, ont choisi du lourd, du très lourd : Amazon !
Société classée au top 4 des capitalisations boursières mondiales, son propriétaire Jeff Bezos, la personne la plus riche du monde2), ambitionne d'en faire une entreprise intégrée, élaborant ses produits dans les pays à faible coût de fabrication, les transportant avec sa propre flotte de cargos, d'avions et de camions pour les livrer aux consommateurs.
En 2016, Amazon s’est vu accorder une licence par la Federal Maritime Commission pour mettre en place un service de transport maritime avec le statut d’ « Ocean Transportation Intermediary ». Dit autrement, Amazon peut désormais transporter les biens des autres. Ce service, déjà baptisé FBA (Fulfillment By Amazon) permettra aux entreprises chinoises d’exporter plus efficacement, et pour moins cher, leurs biens vers le reste du monde.
source :Harvard Business Review : Amazon, sa stratégie pour contrôler l’économie mondiale - juillet 2018
La stratégie est claire, proposer à la vente des produits de “fabricants partenaires” à bas coûts, pour se substituer à eux si les produits sont plébiscités par les acheteurs. Amazon a aujourd'hui développé ses propres services d'édition de livres à travers l'offre "Kindle direct publishing".
Si Fournès accueille un centre de tri Amazon. Le ballet permanent des camions permettra d'irriguer l'ensemble du sud de l'Europe de produits fabriqués “ailleurs”. Le bâtiment de 4 hectares d'un seul bloc3), sera entouré d'immenses parkings permettant une rotation optimale des véhicules 24 heures sur 24. Au total ce seront 11 hectares de bitume et béton au service de plus de 100 camions par jour.
Ce type de centre est la version “moderne” des gares de triages ferroviaires, aujourd'hui quasiment disparues. Elles sont remplacées par des entrepôts XXL qui fleurissent tout au long de nos autoroutes. Un marché immobilier dont la “croissance” enthousiasme nos banques :
2017 aura été une année exceptionnelle pour le marché des entrepôts français, celui-ci battant un nouveau record historique. Il a en effet, pour la première fois depuis le début des années 2000, passé la barre des 4 millions de m².
Source : BNP PARIBAS : Marché immobilier de la logistique :la tendance des entrepôts taille XXL
La taille de ces installations permet un haut niveau d'automatisation, indispensable pour Amazon, qui conçoit des cargos, des camions et des drones à pilotage automatique4).
Ce centre de tri sera donc très automatisé. On ne sait d'ailleurs pas à ce jour s'il s'agit de compléter ou de remplacer le centre de Montélimar5). Situé à 80 km de celui-ci, le nouvel entrepôt aura une surface équivalente mais il emploiera certainement beaucoup moins de salariés (environ 780 à Montélimar).
Dans l'univers d'Amazon, l'humain n'est là que pour seconder les robots et leurs capacités encore réduites d'adaptation à l'imprévu. C'est l'homme qui doit s'adapter à la machine.
Le journaliste Jean-Baptiste Malet s'est fait embaucher à l'entrepôt de Montélimar et a témoigné de son expérience dans un livre : En Amazonie. Infiltré dans le meilleur des mondes (Editions Fayard), 155 pages.
Il déclarait au journal Midi-Libre6) :
Dans un entrepôt grand comme quatre terrains de foot, on parcourt plus de vingt kilomètres par nuit. Scan avec écran en main, j’étais suivi en permanence par un ordinateur qui calcule en temps réel ce qu’on fait et où l’on est, car notre scanette est géo localisable. Ma productivité, qui devait tout le temps augmenter, était surveillée en temps réel par les managers. Plusieurs fois par nuit, on venait m’informer de mon taux de productivité. Le but étant d’atteindre 120 à 130 articles à l’heure. Interdiction de s’asseoir, de parler… En cas d’irrégularité dans mon rythme de travail, ils pouvaient me convoquer.
L'emploi faiblement payé soumet les corps à des contraintes énormes entrainant des problèmes de santé qui doivent ensuite être pris en charge par la collectivité comme le mentionnait le magasine Capital en avril 20187).
Basé sur 256 témoignages, un rapport d’expertise dévoile une situation “critique” à l’entrepôt Amazon de Montélimar, et offre un éclairage inédit sur les conditions de travail chez le e-commerçant.
Deux enquêtes qui prouvent que les méthodes ont peu changé en 5 ans.
Offrant des conditions de travail extrêmement éprouvantes, il n'est pas étonnant que l'entreprise soit critiquée, mais ce n'est pas le seul motif : abus de position dominante, optimisation et fraude fiscale sont des pratiques courantes de la société. La fiche Wikipédia de l'entreprise y consacre un chapitre complet.
Payant très peu d'impôts, exploitant au maximum la main d'œuvre du territoire, détruisant de l'emploi local au profit de produits d'importation, il est surprenant de voir le projet de Fournès soutenu par quelques élus alors qu'il ne s'inscrit en rien dans les politiques définies au niveau régional et local en ce qui concerne la préservation des terres agricoles, l'économie circulaire, etc..8)
Il est étonnant de constater l'actualité de ces propos exprimés en 2014 par Jean-Baptiste Malet au Midi-Libre9) :
A court terme, Amazon crée des emplois dans des petites villes frappées par le chômage. Mais pour le même volume de livres vendu, Amazon a besoin de 18 fois moins de main-d’œuvre qu’une librairie. En deux mois en France, il y a plus de suppression de postes dans cette branche que le nombre d’emplois que comptera Amazon en 2014. La classe politique ignore ou feint d’ignorer la fraude fiscale d’Amazon, les conditions de travail et cette réalité économique, tout en donnant de l’argent public pour aider à l’implantation d’entrepôts. Si les politiques ne réagissent pas très vite face aux multinationales qui ne respectent pas nos lois, ils seront à terme les fossoyeurs de la République.
La fascination pour l'argent de nos “élites” n'est peut-être pas étrangère à cette obstination.
Il ne faut pourtant pas oublier que la “réussite” de monsieur Jeff Bezos est liée au capital qu'il s'est constitué lors de ses activités au sein du fond spéculatif D.E. Shaw & Co. Ce fonds gérait, en août 2008, près de 40 milliards de dollars faisant de lui un des plus importants hedge funds au monde. Monsieur Bezos est donc avant tout un financier de haut vol.
Il sait négocier, presser salariés et fournisseurs, compromettre les politiques. En 2014 :
La communication de l'entreprise centrée sur “l'obsession du client” est ambiguë. Heureusement un petit schéma disponible sur le site de recrutement d'Amazon éclaire cette pensée complexe :
On y lit clairement comment la bulle Amazon gonfle, dopée par les achats de client “hypnotisés par la disponibilité immédiate de leurs désirs” pour des produits “à bas coûts” issus de fournisseurs “sélectionnés”. Le tout délivré à des “coûts de structure” (dont les salaires) les plus bas possibles.
Dans ce contexte, il est légitime de s'interroger sur la capacité de la société Argan à tirer un bénéfice de l'opération qu'elle mène à Fournès. Pour Amazon il s'agit d'un fournisseur comme un autre, il faut en minimiser le coût.
Argan se présente comme : “l'unique foncière française de DEVELOPPEMENT & LOCATION D'ENTREPOTS PREMIUM cotée sur Euronext”11). Autrement dit la seule société française cotée en bourse spécialisée dans le développement et la location d'entrepôts12).
La société, dont la dette à fin 2018 s'élève à 779 M€13), soit 912 % de ses revenus locatifs14), finance ses nouveaux projets par prêt amortissable essentiellement : - Actif par actif pour 80 % (Prêts hypothécaires ou crédit bail immobilier de longue durée et amortissables) - Obligation pour 20 % -. Elle accroit ainsi mécaniquement sa dette et sa dépendance aux banques et marchés financiers.
Pour autant son cours de bourse continue de flamber. Certes la société a annoncé avoir bouclé un accord pour un nouvel entrepôt avec la coopérative agricole Eurial15) mais pour certains investisseurs le cours à 35€ en juillet 2018 était déjà surcoté16), en mars 2019 il est à 53€ (+<fc #ff0000>51</fc>%), signe d'une certaine activité spéculative.
Malgré son savoir faire et son réseau, il n'est pas sûr que la famille Le Lan, propriétaire d'Argan, et classée dans les 500 plus grandes fortunes de France 201817), soit suffisamment armée face aux équipes de Jeff Bezos. D'autre part, le marché de l'entrepôt n'est pas aussi florissant que prévu, après le pic de 2017, la demande a chuté en 2018 (-17,5 %) passant sous celle de 2016 (-6 %).
Le projet pris en tenaille entre les contraintes des marchés financiers et les exigences de coûts les plus bas d'Amazon semble même devoir faire appel à des financements publics pour être bouclé, ce qui est pour le moins surprenant mais comme le dit la sagesse populaire : “on ne prête qu'aux riches”.
Dans tous les cas, une baisse significative du cours d'Argan pourrait bien porter un coup fatal au projet. Si celle-ci advenait au cours des travaux, cela gèlerait définitivement les terrains mobilisés et en ferait une friche industrielle avant même d'avoir servi. Ce ne serait malheureusement pas une première pour la région Occitanie18)
Dans son dernier communiqué de presse, Argan se félicite :
Cet entrepôt, d’une surface de 21 300 m² (dont 1 800 m² de bureaux), sera loué en intégralité à la société EURIAL, dans le cadre d’un bail longue durée de 12 ans fermes.
C'est à juste titre car les baux commerciaux de 12 ans sont rares de nos jours. On ne connait pas encore les conditions d'Amazon, mais cela donne une indication de la durée de vie de l'implantation.
La question est alors posée : que se passe-t-il dans 12 ans ? Fournès hérite-t-elle d'une friche industrielle à recycler ?
Eurial est une coopérative laitière, implantée localement, il est donc fort probable que le bail se prolonge. Mais Amazon est une multinationale sans aucune attache locale.
Évidemment si cet entrepôt était dédié à une production locale, par exemple les Côtes du Rhône, et servait de plate-forme d'expédition de nos vins en Europe cela conforterait le projet. Mais pour l'instant, il s'agit plutôt de détruire le commerce et l'emploi local par l'apport massif de produits étrangers.
Alors comment créer de l'emploi durable ? On a peine à croire que la seule solution soit de vendre notre territoire a une multi-nationale qui s'en ira du jour au lendemain lorsque ses actionnaires l'auront décidé.
Peut-être faudrait-il :
C'est justement ce que propose l'assemblée des territoires de la région Occitanie
L’objectif de cette instance démocratique unique en France est de faciliter un développement équilibré de tous nos territoires de projets, petits et grands, ruraux et urbains.
Enfin, si l'on veut vraiment lutter contre le chômage de longue durée, une démarche similaire est proposée dans le cadre du projet « Territoires zéro chômeur de longue durée »19).
En combinant ces deux initiatives, il devrait être possible de définir collectivement des utilisations véritablement bénéfiques pour les terres de Fournès.
https://reporterre.net/Le-plan-secret-d-Amazon-en-France
https://reporterre.net/Comment-Amazon-impose-la-loi-du-silence-a-des-elus-locaux
https://www.arretsurimages.net/chroniques/le-matinaute/amazon-bloque-ce-quauraient-pu-dire-legrand-seux-et-haski