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Une sieste éternelle


8 juin 2007. Il y a neuf ans exactement. Juste après le déjeuner, Pierre, comme à son habitude, rejoint sa chambre pour une courte sieste. Il apprécie de plus en plus, cet instant de calme et de repos. Ce jour-là, il va rentrer dans un repos éternel. Un repos qui donnera lieu à interprétations, commentaires et émotions. Du pain bénit pour la presse, mais qu'en sait-on aujourd'hui ?

Quels ont été les derniers instants de Pierre ? Pourquoi nous a-t-il quittés ? Qui était-il vraiment ?

En ce début d'après-midi, s'annonce déjà la chaleur de l'été. Le jardin rissole doucement sous les rayons brûlants du soleil, mais la maison est encore fraîche. La chambre est assez grande, le décor est sobre, simple, presque ascétique, face à la porte, un grand lit au milieu du mur, et à gauche, sous la fenêtre, donnant sur le jardin, le bureau. Sur celui-ci, deux objets, une lampe et un petit coffre.

Sans doute, Pierre est entré dans sa chambre puis a fermé la porte. Mais il ne s'est pas dirigé vers le lit immédiatement. Son regard s'est arrêté sur le petit coffre posé sur le bureau, il s'est assis dans le fauteuil. À 88 ans, il souffre d'une polyarthrite généralisée. Son frère médecin ne lui a pas caché la réalité. Il se déplace avec de plus en plus de difficulté. Il résiste pourtant, comme il l'a toujours fait, mais aujourd'hui il se sent las. Assis, il ouvre en tremblant le couvercle et en extrait un petit bout de papier vieilli. Sur celui-ci est inscrit un poème : «  Portrait » d'Antonio Machado.

“Quand arrivera le jour du dernier voyage, quand le bateau sera prêt à partir sans retour, vous me trouverez à bord, sans équipage, presque nu, comme le fils de la mer.”

Ce poème, il l'a griffonné sur un bout de papier. Il ne l'a jamais quitté. C’est un porte-bonheur écrit en espagnol depuis sa prison de Figuéras en 1943. Résistant de la première heure, arrêté en France et remis aux SS, il réussit à s’évader pour l’Espagne où il tombe dans les grilles des franquistes. Ce texte, ce fil de vie, il le scandait dans sa cellule, accompagné par le bruit de la mer.

Contre la marée nazie, il risquait sa vie à tout moment. Il relit ce poème et pense à son frère Jean, arrêté, emprisonné, torturé par les SS, puis finalement, abattu d’une balle dans la nuque et précipité dans un charnier. Lui a pu s'évader à temps, aujourd'hui, son bateau le retrouvera-t-il ?

Les bateaux, la mer, juin 1944, le débarquement enfin ! Le 8, les alliés, les Américains ont fait la jonction, les deux têtes de pont sont réunies à Port-en-Bessin. Au sud, la commune de Bayeux est libérée par les troupes britanniques. En Algérie, Pierre prépare son retour en France. Mais aujourd'hui, il ne voit plus où débarquer.

La guerre a changé de forme. Les alliés ne sont plus vraiment des alliés. Pourtant, en 1950, lors de son voyage en Amérique, quelle découverte ! Fabriquer des chaussures de sécurité, ce fut son idée pour développer l'industrie paternelle. Et en vrai capitaine, il sut naviguer pour accroître son commerce.

Il songe à la belle époque, à ses 900 employés, qui fabriquaient et vivaient dans Son village et qui l’appelaient “Monsieur”. Oui il en était fier, et reconnaissant. Ses ouvriers gagnaient deux fois le salaire d'un artisan ou d'un instituteur. Il les choyait, augmentait leurs rétributions, plus qu'ils n'en demandaient. Attention, il fallait travailler, mais en cas de coup dur, il était là. Il avait adapté le poste de travail de Jean-Claude, amputé d'un bras, suite à un accident de chasse. En 1960, presque cinquante ans déjà, il n'était pas nu mais bien entouré, il avait transformé sa barcasse en paquebot.

Ses yeux se mouillent. Il pense à son fils, cet unique fils dont il attendait beaucoup. Sans doute trop. Fallait-il qu'il s'entiche de cette fille ? Ils s'étaient parlés, disputés, braqués. Il n'avait pas su lui apprendre à naviguer, à tenir la barre. Son fils était parti, sautant à la mer peu avant la Noël 1964. En partant, pourrait-il le retrouver ?

Il était demeuré seul presque vingt ans à mener son équipage. Après dix ans de beau, le gros temps était venu. La concurrence faisait rage et son navire ballotté craquait de toute part. Il ne pouvait plus diriger et trouver les marchés. Naviguer et entretenir le bateau. Et puis à quoi bon, si personne ne voulait lui succéder ? Contraint, forcé, il remit son sort aux mains des armateurs.

Naviguer aux ordres, ce ne fut pas si facile, mais résistant, il n'a pas lâché prise. Et puis, l'âge venant, il y a presque 25 ans, en 1983, il dut quitter la barre. Pourtant, de sa petite barque, il continuait à suivre les tribulations du navire.

Pour l'armateur peu importe le bateau, l'équipage ou le capitaine. Ce qui compte c'est le bénéfice. Aujourd'hui, son entreprise appartient à un fonds d'investissement américain, elle est intégrée dans un groupe italien : Jal, plus grand fabricant européen de chaussures de sécurité professionnelles.

Ces Américains, un consortium de banques mené par Bank of America et Goldman Sachs, ont débarqué aujourd'hui à la préfecture de Nîmes. Ils sont là pour abandonner son village, son navire et son équipage. Ils veulent négocier la prime de débarquement, comme si, pour les 285 encore à bord, la mer n'était pas leur vie.

Pierre se sent trahi, nu. Capitaine à la retraite, il ne peut se résigner à regarder s'échouer son bâtiment sans rien faire. Sans équipage, dans un dernier acte de résistance, il veut partir sans retour, se donner à la mer, couler avec son vaisseau.

Il ouvre le grand tiroir. En sort sa carabine, il l'arme, la cale sous le menton et appuie sur la gâchette. Les flots l'engloutissent.

Épilogue

En juin 2007, le suicide de Pierre Jallatte fit l'objet de nombreux articles de presse. Pour ses ouvriers, le patron était parti dans un dernier geste protecteur. Dans l'émotion, le plan de licenciement de 285 postes fut transformé et 132 emplois furent préservés sur Saint-Hippolyte, son village, là où il avait développé l'entreprise, dans le Gard. Le poème fut le seul élément retrouvé pouvant expliquer son geste.


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