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Cher démon


C’est une farandole d’expressions improbables mais crédibles, les touches font une pause méritée, les lettres restent figées à l’écran. Je relis, je pense à la consigne. J’ai décidé de me forcer, au moins une heure, tous les jours. Et si rien ne vient, d’écrire sans y penser, comme un automate. Surgissent des idées, c’est repartit, j’expulse une nouvelle diarrhée de signes. Car oui ! Une fois devant mes yeux les mots s’expriment.

- Alors tu vois ! L’écriture ce n’est pas si difficile, quand tu t’y mets !

Encore lui qui rapplique ! Ce cher démon de l’écriture, il est toujours satisfait ! Il n’y a rien d’exceptionnel dans ce paragraphe. Ce n’est pas avec ça, que je vais gagner ma croûte. Je n’ai plus d’emploi, et ne suis pas encore prêt de toucher la retraite. À mon âge, pour gagner de la tune, il n’y a plus que le roman. Enfin, j’ai peut-être encore une petite chance de ce côté. Avant d’entamer un bouquin, personne ne demande de détails sur l’auteur, ce qui compte c’est l’histoire. Non ?

- Hop, hop ! Là tu digresses, concentre-toi sur la consigne ! L’écriture, c’est un travail d’artisan ! Pour maîtriser la technique il te faut être patient, aiguiser ta plume, répéter tes gammes.

Il faudrait peut-être t’activer démon ! Déjà un an de formation, et je n’ai toujours pas démarré le best-seller du siècle ! Les picaillons ne vont pas tomber miraculeusement du ciel ! Avec ces quelques nouvelles, qui n’intéressent pas grand monde, je suis à peine un écrivaillon. File-moi donc un coup de main pour trouver les idées ! De celles qui accrochent le lecteur, lui donnent envie de lire la suite. Avec l’écriture automatique je noircis la page mais le lecteur veut de la lumière, de l’image, de la vie. Pour chaque nouvelle, il me faut trouver une accroche qui harponne, une histoire qui envoûte, et une chute qui décoiffe, c’est un sacré défi !

- Au moins tu as compris le principe, c’est un bon début ! Réfléchis ! Pour tirer le lecteur dans un coin sombre, soit simple, attise sa curiosité en quelques mots. Fait appel à sa générosité ou à sa cupidité, tu as le choix ! Ensuite, donne lui du fil à retordre, entraîne le dans un labyrinthe sans qu’il s’en aperçoive et, quand il croit être au bout, imprégné de ton texte, ouvre lui une porte dérobée ! Mais avant tout, écris ! Il en restera toujours quelque chose ! Tu vois bien là ! Ça surgit !

C’est vrai, j’aligne des mots et les idées grouillent. Attendez les filles, pas toutes à la fois ! Je n’y comprends plus rien ! J’ai la page toute confuse ! Où est l’accroche ? La chute ? L’histoire ?

- Eh oui, la barbouille ça se maîtrise ! Coupe, colle, mets de l’ordre ! Pétris les mots ! De la glaise fais sortir l’expression ! Comme Rodin, ôte la matière ! Va à l’essentiel !

D’accord, d’accord ! Je trie, je canalise et tout prend forme. Mais ce texte ne fait qu’une page !

- Et alors ? Il ne sert à rien de t’obstiner, de tourner en rond. Laisse ce texte se reposer, les mots s’éclaircir. Tu vois, tu as travaillé régulièrement, chaque jour une à deux heures. À chaque fois, tu as repris l’ouvrage, poli les émotions, et finalement fait de cette page un texte de qualité.

Tu crois ? Et même si cela est vrai, quelle lenteur ! Nous sommes déjà vendredi ! Aujourd’hui, j’ai tout relu, repris pour la quatrième fois et je n’ai qu’un début ! Mais la suite ? Elle a bien du mal à démarrer. J’aurai dû faire un plan ! Mais où sont mes idées ? Comment structurer le néant ? Cher démon, mon cher démon, es-tu là ? Pas de réponse ! Il n’aime pas les voyages. Je dois me débrouiller. Vraiment, écrire dans le train, ce n’est pas confortable, en sortira-t-il quelque chose ? La fin de l’histoire, sa chute miraculeuse ! Allez alignons la matière brute !

Je suis voûté sur mon clavier, l’écran minuscule du portable ballotté de gauche à droite. « Mesdames, messieurs en attendant votre visite, je vous souhaite une bonne fin de voyage ». L’annonce indésirable est terminée. Il reste le bourdonnement sourd du roulement sur le métal, le souffle de la vitesse sur la coque de la voiture. Le voyage est rythmé par les passages d’aiguilles, de ponts, tunnels et talus qui s’enchaînent sans logique pour éprouver mes oreilles. Regarder le paysage ? Impossible, il me saute en pleine face, puis disparaît avant de revenir comme projeté par un stroboscope fou. Non vraiment, il me faut noircir cette deuxième page, que je puisse relire tout ça, lundi, au calme.

Même l’écriture automatique est difficile. Je ne peux m’empêcher de penser au vingt et une consignes encore à réaliser. En travaillant deux heures par jour, cinq jours par semaine, cela fait deux pages par semaine. Une nouvelle. Oui mais les corrections ? Peut-être devrais-je travailler le samedi ? Pourquoi pas ? Et quand vais-je démarrer le roman ? Disons cent cinquante pages, c’est raisonnable pour un début. Mais à ce rythme, il me faudra un an et demi ! Quel travail !

Mes oreilles sifflent, ce n’est pas l’angoisse de la page blanche, juste le tunnel. Reprenons, ah non, ma voisine, mon épouse, la traîtresse, vient de sortir les « car-en-sac », distraction coupable ! Je savoure la réglisse, tout en cherchant une chute. Cher démon, cher démon où es-tu ? J’ai besoin de ton aide !

D’après les écrans d’information nous arriverons à l’heure. Est ce un bon présage ? Et le roman, doit-il être réaliste, à la Zola ? Est-ce bien vendeur ? Ne faut-il pas aborder les choses sous le signe de la dérision, de l’humour ? Ou bien encore faire de la science-fiction ? Pourquoi ne pas tout mélanger ? L’heure tourne et mon cou s’endolorit. Les vibrations sourdes du train se propagent sur l’écran, et me gavent les oreilles. La chute, le roman, tout m’épuise ! Démon, tu m’as abandonné, c’en est trop, j’arrête !

- Alors mon grand, et bien ces deux pages ? Je vois que ça progresse !

Le revoilà ! Ce lundi, mon cher démon est de retour ! Sauvé !

- Il me manque toujours la chute, et puis, il me faudrait aussi une idée pour mon roman !

- Hop, hop, hop, je t’arrête tout de suite ! Moi aussi, j’ai réfléchi ce week-end. Il va falloir songer à ma rémunération sérieusement ! Des conseils d’accord, mais pas pour des prunes !

- Mais, tu as déjà toute ma gratitude ?

- Gratitude, c’est gratuit, moi ce que je veux c’est de la tune !

- Que dis-tu ? Gratitude, tune, « Grati-Tune », un beau titre pour un roman ! Non ? Merci démon ! Ne dis rien ! Si ça marche, tu auras ta part !


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wiki/experience/ecriture/cher_demon.txt · Dernière modification: 2019/03/06 16:07 de bruno_genere